La commission auditionne Mme Claude Dumont Beghi, avocate.
Claude Dominati – Président de la commission d’enquête sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. – M. le président. Mes chers collègues, nous accueillons maître Claude Dumont Beghi, avocate. Elle a défendu de longues années Mme Sylvia Roth-Wildenstein, veuve de M. Daniel Wildenstein, un des plus puissants marchands d’art et vient de publier un ouvrage, L’affaire Wildenstein Histoire d’une spoliation.
Je vous rappelle, maître, que conformément aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
En conséquence, je vais vous demander de prêter serment, de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».
"Claude Dumont Beghi – Je le jure."
Philippe Dominati
président. – Je vous remercie.
Je vous propose de commencer l’audition par un exposé liminaire puis de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Éric Bocquet, et des membres de la commission. Vous avez la parole.
Claude Dumont Beghi
Mesdames, messieurs les sénateurs, je veux tout d’abord vous dire que c’est pour moi un honneur d’être parmi vous aujourd’hui et je vous remercie de m’avoir invitée.
Je dois dire que c’est également un soulagement pour l’avocat que je suis car, durant sept ans, j’ai bataillé seule pour faire avancer un dossier au demeurant perdu, avec l’impression d’être entourée de mines antipersonnel au milieu du désert.
En effet, lorsque vous attaquez la forteresse qu’est une dynastie d’hommes aussi fortunés et ayant des ramifications dans le monde entier, il faut avoir chevillé au corps l’amour du droit.
J’ai systématiquement plaidé sur la base de trois principes ; je pense que vous allez comprendre.
Le premier est le principe de manifestation de la vérité. Peut-être ne savez-vous pas que l’article 10 du code civil nous impose à tous de participer à la manifestation de la vérité. C’est un principe auquel, en tant qu’avocat, je suis particulièrement attachée.
Le deuxième principe est l’obligation de sincérité, dont vous comprendrez qu’il nous préoccupe tout particulièrement dans les problèmes d’évasion fiscale, voire de fraude fiscale.
Le troisième et dernier principe est le principe d’égalité. L’égalité est le fondement de notre République mais peut-être ne savez-vous pas, paradoxalement, qu’aux termes des articles VI et XIII de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, que j’évoque pour ouvrir assez largement notre débat, tout contribuable a droit au respect de l’égalité dans un État de droit. Autrement dit, en tant que citoyens français, nous y avons tous droit. Le droit, comme la loi, est indivisible ; c’est ce que j’essaie d’exprimer dans mon livre. Il est l’affaire de tous, et personne ne peut se l’approprier.
Autrement dit, et je m’en expliquerai un peu plus tard, Mme Wildenstein et moi-même avons vraiment axé notre démarche sur ces trois principes, qui vous préoccupent aujourd’hui au regard du problème de l’évasion, de l’optimisation et de la fraude fiscales.
En vertu de ce principe d’égalité, il ne peut pas y avoir de discrimination entre les contribuables. Chaque contribuable, qu’il soit paysan ou qu’il s’agisse de M. Wildenstein, doit donc avoir le même rapport à l’impôt, et ce dernier doit évidemment être proportionnel.
Ce point est intéressant parce que, lorsque vous abordez d’autres problèmes, tels que le prix de transfert des sociétés du CAC 40, dont le taux implicite d’imposition s’élève à 8 % de leurs bénéfices, et celui des PME, pour lesquelles ce taux est de 30 %, vous avez, sur ce rapport d’égalité, une vraie question, qu’il appartient au Conseil constitutionnel de trancher, à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité qui lui sera posée : à partir de quel moment considère-t-on que cette rupture d’égalité est constituée ?
Dans vos démarches pour essayer de comprendre, d’analyser la fraude et l’évasion fiscales et de trouver des solutions à ces problèmes, ce principe doit être au coeur de votre réflexion.
Vous le voyez, le sujet qui vous préoccupe peut donc être abordé de façon très large.
Je vais à présent vous parler très précisément de trois instruments de cette évasion, de cette fraude fiscale.
Une précision tout d’abord : qu’appelle-t-on évasion fiscale, optimisation fiscale ? Je dirais que c’est tout ce qui ne transgresse pas la loi, par opposition à la fraude fiscale. En effet, pour qu’il y ait fraude fiscale, il faut qu’un texte soit violé. En revanche, toute personne astucieuse, bien conseillée, habile – je reprends là des termes de droit, des termes de jurisprudence ! – peut faire de l’optimisation. C’est la raison pour laquelle la question de base que nous nous posons est celle de la limite entre l’optimisation et la fraude fiscales.
Il ne faut pas nous leurrer : cette limite est transgressée.
En tant qu’avocat, je suis dans le concret et, les neuf dixièmes du temps, je dispose de la liberté de parole.
Selon son haut responsable, dont je reprends les déclarations – j’en ai lu certains passages dans la presse -, la BNP fait des trusts et cela ne pose aucune difficulté. Je pense qu’il serait important de pouvoir avoir un débat contradictoire avec M. Baudouin Prot pour bien comprendre ce qu’il entend par là ! Il déclare que les trusts constitués en France ne présentent strictement aucun intérêt économique pour les clients français. Or, lorsqu’on engage une démarche de ce type, c’est précisément pour avoir un intérêt économique !
C’est le rôle de l’avocat que d’expliquer à son client l’intérêt du contrat. S’il vous dit que la démarche qu’il engage ne sert à rien, il vaut mieux changer d’avocat…
En revanche, si on oublie de vous préciser qu’un trust utilisé par un contribuable français concerne non pas des biens en France, ce qui n’a pas de sens, mais des biens à l’étranger – dissimulés ou pas -, on peut s’interroger sur la finalité de ce trust. Je ne suis pas là pour juger – je suis avocat – mais je vous laisse entrevoir toutes les possibilités.
Puisque l’on m’a affublée de beaucoup de surnoms – on m’a notamment qualifiée de « chercheuse de trusts dans les paradis fiscaux » – et que j’ai lu dans un journal, ce qui m’a bien fait rire, que, pour arriver à mes fins, j’avais utilisé la technique de Dracula, c’est-à-dire que j’avais mis les Wildenstein en pleine lumière pour les faire disparaître, je vous propose que nous mettions en pleine lumière ce qu’est un trust pour le faire disparaître ou, à tout le moins, pour le conformer aux indispensables règles de droit qu’il est urgent d’adopter, dans notre intérêt à tous et dans celui du prochain gouvernement. En effet, jamais aucun contribuable n’acceptera une augmentation de ses impôts si vous ne récupérez pas sur-le-champ, auprès de personnes qui sont milliardaires et qui le resteront lorsqu’elles auront payé leurs impôts et même leurs pénalités, tout ce qui est à votre portée.
Il est donc urgent d’agir et de reprendre la main, d’être dans l’action et non dans la réaction.
Cela m’amne à développer trois points : qu’est-ce qu’un trust ? Qu’est-ce qu’un paradis fiscal ? Qu’est-ce qu’un port franc ?
Mesdames, messieurs les sénateurs, bien que je vous présente les choses de façon assez indépendante, vous imaginez ce à quoi nous arrivons lorsque l’on utilise les trois techniques : à un monde obscur – on n’est pas dans l’opacité, on est dans l’obscurité. Vous le savez, on dit qu’internet est le huitième continent. Pour ma part, je considère que la fraude fiscale à travers le monde est un neuvième continent qui, si nous ne faisons rien, voue à l’échec toute l’économie réelle, toutes les volontés, toutes les énergies.
Il y a donc là un enjeu de société. On peut dire que la philosophie du XXe siècle a commencé avec Hiroshima : comme vous le savez, elle était fondée sur la solidarité et l’engagement. Je pense qu’au XXIe siècle, la solidarité, l’engagement et le courage sont nécessaires pour que ces éléments toxiques – dans tous les sens du terme – ne ruinent pas nos sociétés ni notre énergie.
Qu’est-ce qu’un trust ?
Un trust, c’est un contrat privé : on fait ce que l’on veut. C’est ce que l’on appelle, en droit, l’autonomie de la volonté. Un constituant qui veut disjoindre son patrimoine le transfère sur le plan légal à un trustee, à une fiducie, qu’il nomme. Comme vous l’imaginez, les neuf dixièmes du temps, le trustee, est, disons-le, localisé dans un paradis fiscal.
Le constituant désigne des bénéficiaires, ainsi que ce que l’on appelle un protecteur, lequel doit contrôler que sa volonté est respectée.
Je pourrais vous expliquer que la volonté du constituant n’est en réalité pas toujours respectée. Mais peu importe aujourd’hui.
Ce qui nous intéresse pour le moment, c’est la technique : cette dernière consiste en la disjonction de la propriété. Comme vous le savez, parce que l’on commence à en parler, il s’agit d’une méthode anglo-saxonne qui existe depuis l’époque élisabéthaine : lorsqu’ils partaient, les Croisés laissaient chez eux femme, enfants et biens, qu’ils remettaient à un ami ou à quelqu’un de confiance, en espérant les retrouver à l’arrivée.
S’il ne m’appartient pas de faire des commentaires, force est de constater que ce n’était pas toujours le cas…
Source: Sénat