Trois membres de la richissime famille de marchands d’art viennent d’être condamnés pour fraude fiscale et blanchiment, au terme d’un invraisemblable parcours judiciaire démarré en 2005. Et les voies leur ayant permis de dissimuler leur fortune sont encore loin d’avoir toutes été fermées
Faut-il se réjouir de l’épilogue, ou plutôt s’inquiéter du temps écoulé pour y parvenir ? Il aura fallu près de vingt ans à la justice française pour que la plus grosse affaire de fraude fiscale du pays débouche enfin sur un jugement de culpabilité et des condamnations. Une durée exceptionnelle qui donne la mesure des obstacles à surmonter avant cette condamnation, dans une affaire hors du commun.
Le 5 mars, trois membres de la richissime famille Wildenstein, dynastie franco-américaine de marchands d’art – ainsi que deux établissements financiers, un avocat et deux notaires –, ont été condamnés par la cour d’appel de Paris pour des faits de fraude fiscale et de blanchiment en bande organisée.
Parallèlement aux sanctions pénales prononcées, le clan Wildenstein, dont le nom est devenu le symbole de la manière dont les plus riches s’affranchissent des règles communes d’imposition, se voit également réclamer plusieurs centaines de millions d’euros par le fisc. L’addition, qui se montait déjà à 550 millions fin 2014, a selon toute probabilité augmenté depuis lors. La fortune de la famille, estimée entre 3 et 4 milliards d’euros, devrait lui permettre de faire face.
L’affaire porte sur des fraudes à la succession de Daniel Wildenstein, marchand et historien d’art décédé en 2001. Sa fortune, largement constituée par des biens immobiliers et des œuvres d’art exceptionnelles, a volontairement été dissimulée dans une cascade de structures offshores, pour échapper aux impôts de
succession. L’immense majorité des actifs était abritée dans des trusts, ces structures financières très discrètes, faciles à dissimuler dans des paradis fiscaux et dont l’identité des bénéficiaires réels est quasiment impossible à établir.
Les peines prononcées par la cour d’appel sont assez salées. Le fils de Daniel, Guy Wildenstein, 78 ans, écope de quatre ans de prison, dont deux ans ferme, peine aménagée en détention à domicile sous surveillance électronique, ainsi que d’une amende d’un million d’euros, avec la confiscation de 3,4 millions d’euros (saisis après la vente d’un château) et « l’obligation de régler les sommes dues aux impôts pour les faits de fraude fiscale liés à la succession de Daniel Wildenstein et de blanchiment commis en bande organisée ». Il a déclaré des revenus de 1,5 million de dollars par an aux magistrats.
Son neveu Alec Wildenstein junior, 43 ans (fils d’Alec senior, fils aîné de Daniel et décédé en 2008), est condamné à deux ans de prison avec sursis et 37 500 euros d’amende. Lioubov Stoupakova, 50 ans, veuve d’Alec senior, au rôle secondaire, n’écope pour sa part que de trois mois de prison avec sursis.
Une fraude sur trois générations
La justice a pris la mesure de l’affaire. Dans un arrêt de 213 pages dont Mediapart a pris connaissance, la 14 chambre de la cour d’appel de Paris a jugé que « Guy Wildenstein est incontestablement non seulement le principal bénéficiaire de la fraude mais aussi le principal organisateur ».
Les juges soulignent qu’« il a sciemment minoré les déclarations de succession » de son père, au terme d’un « processus délictueux […] longuement mené et minutieusement mis en œuvre », entre 2002 et 2009. Les magistrats fustigent la stratégie de celui qui « a systématiquement choisi l’opacité pour perpétuer la fraude » et n’a « cessé de mentir » au cours de la procédure. Les juges pointent enfin le caractère exceptionnel de cette fraude fiscale, par « son ampleur », « sa sophistication » et « sa complexité géographique ».
Au décès de Daniel Wildenstein, en 2001 à Paris, la succession avait été très largement minorée par la famille, ses notaires et ses avocats, lésant du même coup sa veuve, Sylvia Wildenstein (décédée en 2010). Pendant l’agonie du patriarche, 69 chevaux de course avaient discrètement été vendus et des centaines de toiles de maître transférées à l’étranger. Le montant déclaré de la succession était ridiculement bas : 40,9 millions d’euros net.
En fait, l’essentiel de la fortune familiale avait été logé dans des trusts exotiques, afin de transmettre le patrimoine aux hommes du clan, en échappant à la fois aux épouses et aux impôts. La déclaration de succession de Daniel Wildenstein a été annulée par la cour d’appel de Paris en 2005 et un lourd contentieux avec le fisc dure depuis lors.
Les fameux trusts des Wildenstein servent à tout. Ils abritent, depuis trois générations, tous les actifs familiaux ou presque : la galerie new-yorkaise, les biens immobiliers aux États-Unis, une propriété aux îles Vierges britanniques, un ranch au Kenya (celui où a été tourné au début des années 1980 le film Out of Africa, et où vit Alec Wildenstein junior), un avion (qui a été revendu), et surtout les œuvres d’art, des toiles de maître pour la plupart.
Selon une estimation qui figure au dossier judiciaire, le Delta Trust familial possédait à lui seul en 2001 quelque 2 483 œuvres d’art, d’une valeur globale de 750 millions de dollars. L’immense collection, commencée par Nathan Wildenstein (1851-1934), poursuivie par son fils Georges (1892-1963), puis gérée par son petit-fils Daniel (1917-2001) et son arrière-petit-fils Guy (né en 1945), est longtemps restée stockée à New York. Elle est aujourd’hui répartie dans des centres forts aux États-Unis, en Suisse et à Singapour.
Résidant le plus souvent aux États-Unis, Guy Wildenstein y a été le délégué de l’UMP pour la côte est, chef du groupe UMP à l’Assemblée des Français de l’étranger (AFE), et très actif pendant la campagne 2007 de Nicolas Sarkozy.
Quatorze ans de procédures judiciaires
En 2010, Sylvia Wildenstein avait déposé une plainte pour « trafic d’influence » et « corruption » visant implicitement les ministres du budget successifs de Nicolas Sarkozy, Éric Woerth et François Baroin, qui n’avaient pas réagi à ses alertes sur la fraude fiscale opérée par la famille et ses hommes de loi au décès de son époux. Le début de près de quinze ans de procédures judiciaires, avec de multiples rebondissements, suivis de près par Mediapart.
Mis sous pression par Claude Dumont-Beghi, la pugnace avocate de Sylvia Wildenstein, Bercy avait fini par saisir la justice pour des faits de fraude fiscale fin 2010 puis début 2011. C’est le premier tournant du dossier, une plainte de Bercy étant obligatoire pour déclencher des poursuites pénales sur cette infraction.
Le deuxième tournant majeur est l’adoption, le 29 juillet 2011, d’une loi sur les trusts qui a clarifié leur statut et leurs obligations vis-à-vis du fisc français. Enfin, le dernier événement déterminant du dossier est la cassation, le 6 janvier 2021, du jugement de relaxe que les Wildenstein avaient obtenu, en première instance en 2017, puis en appel en 2018.
En correctionnelle puis en appel, la relaxe avait été prononcée au terme d’un raisonnement juridique abscons selon lequel les trusts avaient été constitués légalement à l’étranger, et que leur statut au regard du droit français était incertain. Lors du procès en première instance, en octobre 2016, de lourdes peines avaient pourtant été requises contre les prévenus (à peu près les mêmes que celles qui viennent d’être finalement prononcées par la cour d’appel).
Il s’agit de « la fraude fiscale la plus sophistiquée et la plus longue de la V République », avait alors déclaré la procureure. Elle avait évoqué « des pratiques que les citoyens du monde ne supportent plus », ces « montages réservés à des initiés » pour éluder l’impôt.
La Cour de cassation a tranché : même si les avoirs financiers d’une famille sont dissimulés dans des trusts, et ce même avant la loi de 2011, « ses héritiers sont tenus de déclarer [leurs biens] lors de la succession », ont décidé les magistrats de la chambre criminelle, estimant que « la méconnaissance de cette obligation déclarative est susceptible de caractériser le délit de fraude fiscale ». C’est cette décision qui a ouvert la voie, finalement, à une condamnation.
Une nouvelle affaire Wildenstein est possible
Et demain, une nouvelle affaire Wildenstein sera-t-elle possible ? Ou bien les avancées mondiales en matière de transparence financière empêchent-elles désormais de monter des structures complexes pour cacher sa fortune ? Pascal Saint-Amans est l’un des mieux placés pour répondre. Il a été le directeur du centre de la fiscalité de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) de 2012 à 2022 et est l’un de ceux qui ont fait progresser à pas de géant la transparence fiscale partout dans le monde.
Son principal fait d’armes ? Avoir réussi à imposer à partir de 2018, presque partout dans le monde, le principe de l’échange automatique d’informations fiscales, obligeant les structures financières abritant des comptes bancaires, quelles qu’elles soient, à transmettre aux divers fiscs nationaux les informations financières (solde des comptes, intérêts, dividendes et autres revenus) qu’elles détiennent sur des ressortissantes et ressortissants étrangers ayant ouvert des comptes chez elles.
La réponse de ce haut fonctionnaire ultra-spécialiste, reconverti depuis dans le privé, est mitigée. « Si un montage similaire existait aujourd’hui et que les trusts en question abritaient aussi de l’argent liquide, par exemple issu de la vente de tableaux, il n’y a aucun doute : l’information remonterait à l’administration fiscale, assure- t-il. Pour cacher de l’argent et éviter le fisc, il faut aujourd’hui passer par des réseaux criminels, comme ceux qu’utilisent les trafiquants de drogue pour blanchir leur argent. Avec le risque de ne plus pouvoir remettre la main dessus. »
Mais quid de montages offshores qui n’abritent pas de cash ? « S’il n’y a pas de cash dans ces trusts, c’est moins évident », reconnaît Pascal Saint-Amans. Et les experts interrogés par Mediapart partagent cet avis. « Ce qui a vraiment beaucoup progressé, c’est l’échange public d’informations, confirme Lison Rehbinder, de l’ONG CCFD-Terre solidaire, qui observe ces questions de près. Le cliché du riche contribuable qui va voir en secret un banquier suisse pour cacher son argent, ça n’existe plus. »
« En revanche, avertit la militante, structurer son patrimoine, immobilier ou autre, via des trusts créés dans des paradis fiscaux, c’est toujours complètement possible. » On ne compte plus les villas de luxe à Londres ou sur la Côte d’Azur dont les véritables propriétaires restent inconnus.
L’Union européenne a pourtant largement contribué à assainir la situation, en votant en 2015 une directive sur le blanchiment, complétée en 2018, qui oblige les trusts et autres entités juridiques européennes à mettre à disposition des autorités fiscales l’identité de leurs bénéficiaires réels. « Mais pour être identifiés, ces bénéficiaires doivent être propriétaires de 25 % d’un trust », relève Lison Rehbinder. Ce qui est facilement contournable en empilant les sociétés-écrans et les hommes de paille.
Sara Brimbeuf, responsable du plaidoyer chez Transparency International, partage cette analyse, pour suivre attentivement les enjeux autour du blanchiment, et donc les réglementations portant sur les bénéficiaires effectifs des trusts et autres structures exotiques. « Bien sûr, il est très positif d’imposer aux entités juridiques basées en Europe, dont les trusts, de déclarer leurs bénéficiaires effectifs, rappelle-t-elle. Mais il y a encore beaucoup de trous dans la raquette, d’abord parce que de nombreux trusts sont implantés dans des pays non européens. » Et qu’ils échappent donc à cette obligation.
"Le cadre juridique est encore très en retard sur les enjeux et les pratiques actuelles du blanchiment et de l’évasion fiscale."
Une nouvelle version de la directive européenne sur le blanchiment sera certes adoptée dans les prochaines semaines. Mais elle ne règlera cette question qu’en partie : les trusts basés hors Union européenne devront déclarer leurs bénéficiaires seulement s’ils détiennent des biens immobiliers. Et la transposition de cette nouvelle règle dans les droits des pays membres de l’Union européenne n’est pas attendue avant trois ans, au mieux.
« Le cadre juridique est encore très en retard sur les enjeux et les pratiques actuelles du blanchiment et de l’évasion fiscale, même si les règles européennes sont les plus ambitieuses au monde en la matière », constate Sara Brimbeuf.
Et puis, même si les règles changent, encore faut-il qu’elles soient réellement appliquées : l’été dernier, Transparency International a publié un rapport établissant que près d’un tiers des sociétés enregistrées en France détenant des propriétés immobilières n’avaient toujours pas déclaré leurs bénéficiaires effectifs, six ans après la loi les obligeant à le faire. Des manquements n’ayant débouché que sur… une seule sanction pénale entre 2016 et 2020.
Le problème que posent les trusts est donc encore très prégnant, au niveau mondial.
« Parce que les trusts n’ont pas besoin d’être enregistrés dans de nombreux pays, nous n’avons aucune idée du nombre de trusts dans le monde ! Nous ne pouvons donc même pas dire si la situation s’améliore au fil des ans ou non », déplore Andres Knobel, l’une des têtes pensantes du Tax Justice Network, sans doute l’ONG la plus en pointe sur les sujets de l’évasion fiscale dans le monde.
En décembre 2023, le Tax Justice Network a publié un rapport mettant en évidence toutes les lacunes du système actuel de transparence sur les bénéficiaires réels des sociétés et des trusts. Pour l’expert, un des principaux problèmes réside dans le fait que même si l’enregistrement sur un registre accessible aux autorités est en théorie obligatoire, un trust peut être créé et utilisé même s’il ne remplit pas cette condition.
À titre de comparaison, dans la plupart des pays du monde, une société qui ne s’enregistre pas auprès des autorités n’aurait aucune validité juridique.
Comme le souligne Andres Knobel, « les trusts peuvent commettre bien plus facilement que les entreprises conventionnelles des actes répréhensibles ou protéger des actifs des demandes de créanciers, y compris si ces derniers sont les autorités fiscales de certains pays ». Et pourtant, les trusts « jouissent d’une plus grande latitude pour opérer en secret, ce qui est assez déroutant ». Et ce qui devrait encore poser des problèmes à la justice à l’avenir, occasionnant de nouvelles procédures fleuves aux rebondissements imprévisibles.
Source: Mediapart – Lire l’article sur Mediapart
Auteur:
Photo: Alain Jocard